
LA POÉSIE PERDUE DES COULEURS…
(ce titre est en bleu Turquin)
On ne jure plus qu’avec le blanc, le taupe, l’anthracite, ou les septs noms communs parfois assortis de banales redondances comme le citron ou la pomme… Pour les plus savants d’aujourd’hui, nommer une couleur c’est parler en hexadécimal ou en RGB. Le « rose saumon » devient alors le très scientifique #FA8072 et l’on sait combien la science est précise…
Retrouverons-nous un jour cette poésie de nos aïeux, quand le XVIIIe siècle vit le triomphe des couleurs queue-de-serin, nez-de-renard, fleur de seigle, opéra brûlé, larmes indiscrètes, boue de Paris ou oreille d’ours ? Où sont donc passés les rouge ponceau, triste-amie, fleur de pêcher, ventre de biche, ventre de taupe, bleu turquin, sang-dragon, cuisse de nymphe ou cuisse de nymphe émue (qu’on imagine aisément un peu plus soutenu…) ?

La rose Cuisse de Nymphe
Sont-ils perdus les rouges singe-envenimé et ris-de-guenon, les pain-bis, bœuf-enfumé, couleur d’aurore, gris d’été, fleur de soufre, jaune nankin et jaune de momie ? Les gris ramier, soupe de lait, vert de terrasse, racleur de cheminée et temps-perdu ?
Qui a donc fait sauté les marrons couleur de puce, dos de puce, ventre de puce, puce enamourée et (l’inimaginable) ventre-de-puce-en-fièvre-de-lait ?
Qu’en est-il des zinzolin, œil de mouche, gorge de pigeon et baise-moi-ma-mignonne ? Des roses nacarat, pluie de rose, pêcher mortel, noir d’ivoire, noir de laine, trépassé-revenu, veuve éplorée et veuve réjouie ?
Il y a bien quelques réminiscences tel les céladon, terre de Sienne ou bleu outremer (plus profond que l’océan)… Mais avons-nous oublié ces verts glauque, sinople, d’Antioche, vert d’huître ou vert d’osier ? Les marrons Lavallière, feuille-morte, couleur-de-rat et selle-à-dos ? Les bleus de fève, bleu mourant, fleur de pin, cendre bleue ou clair de lune ?
La révolution a-t-elle aussi décapité l’œil-du-roi, les cheveux de la reine et le caca dauphin ? Nos enfants rient encore sur le caca d’oie (on disait alors le merdoie) mais ont dénigré les marrons constipé, caca d’enfant et bouse de vache, les jaunes éburné et faute-de-pisse ou encore le vert de vessie.
Le politiquement correct nous interdit de colorier en espagnol malade, en nègre et – cela va de soi, en nèg-marron… Et l’anti-cléricalisme d’utiliser le ventre-de-nonne et le marron bureau.
Mais enfin, à quel moment a-t-on égaré le nuancier ? Quelle triste époque où l’on ne voit que le bleu ciel et le rose bonbon pour terminer en alphanumérique ! Que deviendrons-nous dans un monde achromatique et épicène, aux couleurs inclusives ?
Quel esprit exotique ne rêverait pas d’un salon aux boiseries vert d’Antioche rehaussées d’or fin, lambrissé d’indiennes rouge ponceau, le tout garni de rideaux brodés en bleu Turquin et queue-de-serin sur fond de Cuisse de Nymphe ?
Il fut une époque où l’économie d’une région pouvait être malmenée par les couleurs. Au XIIe siècle le bleu vient à la mode alors que cette couleur était dénigrée de nos anciens. Le bleu de Guède, cette plante traitée et mise en coque pour la commercialiser (d’où le nom du pays de cocagne) aura un tel engouement que ses producteurs feront fortune de la Toscane jusqu’en Picardie, alors qu’elle ruinera ceux du rouge de Garance. Les marchands de guède d’Amiens seront même les principaux financiers de la cathédrale ce qui déchainera la fureur des producteurs du rouge de qui finiront par soudoyer les maîtres verriers pourqu’ils représentent le diable en bleu afin de discréditer leurs concurrents.

Equipage Champchevrier – Tenue Ventre de biche et parements Amarante
© Pierre-Alain Clostermann, 2018