
Il est de ces personnages plaçants si haut la distinction et le raffinement qu’aucun équivalent ne peut leur être opposé. Hubert de Givenchy est ainsi devenu l’exemple et la mesure de ce que certains nommeront le Grand Goût français. Sa sensibilité pour les arts décoratifs des XVIIe et XVIIIe siècles prirent chez un homme d’une telle culture une dimension sans précédent, faisant de lui l’un des plus brillants collectionneurs de notre époque.

Collection Hubert de Givenchy – Hôtel d’Orrouer. Un lustre en argent réalisé en 1736 pour la cour de Hanovre par Balthasar Friedrich Behrens jette ses feux sur l’armoire au char d’Apollon d’André-Charles Boulle, accompagnant un exceptionnel bureau à décor de Pelta et une paire de gaines du même ébéniste.
D’importants ensembles de mobilier sont régulièrement dispersés aux enchères, rivalisant de richesse et d’originalité, chacun se trouvant plus complet que le précédent. Néanmoins, replacés dans leurs contextes, photographiés dans leur ensemble à la discrétion des appartements qui les ont abrités, on s’aperçoit qu’ils étaient avant tout décoratifs. On n’oserait alors parler de pastiche si l’on avait pas encore vu la collection Givenchy.
Avec Alexis de Redé, ils furent les seuls à savoir insuffler avec élégance et retenue ce qui permet de retrouver l’atmosphère d’une demeure de la très haute aristocratie, comme si rien n’avait été touché et que la vie y suivait son cours depuis trois siècles.

Collection Hubert de Givenchy – Grand salon de l’hôtel de Cavoye
Constituée avec une rigueur absolue et un goût inégalé, tant pour la sélection des œuvres que par l’absence d’amoncellement ou de richesse superflue, il s’agissait de l’une des dernières collections de ce niveau. Tout y était, sans plus ni manques. Pour reprendre les propos de Joseph Achkar : « rien ne sert de faire riche, il faut faire juste ». Ici, aucune note n’est jamais dissonante et franchissant le seuil vous percevez sur-le-champ l’écume de l’histoire, vous sentez ses embruns. Vous n’êtes pas dans un musée car rien n’est figé, tout se respire et si quelques reliures de maroquin vous semblent posées avec négligence sur une table, c’est qu’elles sont toutes à la fois utiles à la vie et parties intégrantes du décor.
Traverser les salons de l’hôtel d’Orrouer guidé par le maitre des lieux, ce devait être comme écouter une symphonie sous la direction d’Herbert Von Karajan. Voilà l’esprit Givenchy dans la décoration, celle d’un admirable chef d’orchestre. Son intérieur était taillé dans la même étoffe que celui du baron de Redé, mêlant la flamboyance d’un Jacques Garcia et la pureté d’un Joseph Achkar et d’un Michel Charrière.
Les amateurs comprendrons que citer l’extraordinaire et mythique hôtel Lambert n’est pas chose vaine. Si par bonheur le public ne devait retenir que deux noms à ces grands collectionneurs du XXe siècle, alors pourvu qu’ils soient ceux d’Alexis de Redé et d’Hubert de Givenchy, deux hommes qui ont porté à la perfection l’élégance et l’art de vivre à la française. Le premier s’éteignit en 2004, tel un grand prince mongol laissant le tout Paris encore émerveillé par son Bal oriental et le second nous quitte à l’instant. Aujourd’hui, personne n’a su les égaler.
De l’hôtel de Cavoye situé au 52 rue des Saints-Pères – devenu célèbre lors de sa vente au groupe Bernard Tapie, Hubert de Givenchy transféra l’intégralité de ses collections à l’hôtel d’Orrouer – rue de Grenelle, à l’architecture aimable bien que plus vaste, donnant sur un parc d’une rare étendue qui faisait défaut à Cavoye.
Construit par les architectes Charles et Pierre Boscry en 1732 pour le maître de camp du régiment d’Anjou, Paul de Grivel de Grossouvre, comte d’Orrouer, il développe le répertoire de la régence et des premières années du règne de Louis XV avec ses ornements, boiseries et cheminées dessinés par Nicolas Pineau (1684-1754)
Une porte cochère monumentale et un bâtiment d’entrée dévoilent par delà la perspective une façade sur cour à fronton triangulaire, agrémentée d’une aile filant sur tout le côté ouest. Mais dans l’intimité des jardins, c’est une architecture bien plus originale qui s’offre à la vue. Un avant-corps central en rotonde à fronton curviligne, rythmé de hautes fenêtres cintrées et soulignées d’un balcon de ferronnerie surplombe les parterres qui se poursuivent jusqu’à l’hôtel du Prat (1728)
Après la disparition du comte d’Orrouer en 1752, l’hôtel sera occupé successivement par le duc de Luynes, puis loué à Marie de Boisgelin – chanoinesse de Remiremont pour être enfin acquis par le duc de Montmorency.
En 1850 il deviendra la résidence du Prince de Metternich, ambassadeur d’Autriche à Paris. Mais en 1861 celui-ci pris possession de l’hôtel de Rothelin-Charolais au 101 de la rue de Grenelle, quelques numéros plus haut, que venait d’abandonner le ministre de l’intérieur pour l’hôtel de Beauvau. C’est alors qu’Orrouer entra dans la propriété du prince de Bauffremont qui le conservera jusqu’en 1935. Il sera connu depuis comme l’hôtel d’Orrouer-Bauffremont.
Quand une immense culture, une éducation impeccable et des moyens financiers conséquents rencontrent la sensibilité d’un Givenchy, les mots ne suffisent plus à décrire la perfection. Espérons que le monde de l’art voit un jour naître en ses mécènes un nouveau Redé ou un nouveau Givenchy, eux qui portèrent si haut l’image de la France dans ce qu’elle a de plus éternel et que toutes les cours d’Europe nous ont un jour envié et copié.

Lustre en argent par Balthasar Friedrich Behrens (1736) et Meuble à écrire debout par Joseph Baumhauer (vers 1758)

Hubert de Givenchy devant son château du Jonchet (Eure-et-Loir)
© Pierre-Alain Clostermann, 14 mars 2018